Le tannage des peaux et son évolution
par Pierre Robert CLAVÉ
J’ai un très grand plaisir à évoquer, bien que très brièvement, la mémoire de la tannerie. C’est, en effet, explicitement aborder celle d’une industrie française qui fut très florissante et parallèlement désigner un homme parmi certainement bien d’autres femmes et hommes déterminés, connus ou inconnus, agissant dans un esprit de progrès, par leurs avancées industrielles, économiques, réellement sociales et dans l’intérêt général…
En préambule, il est souhaitable de connaître l’origine de l’évolution du traitement des peaux, à partir du simple et primaire mode de conservation, jusqu’à son industrialisation contemporaine.
L’observation de la nature a été vitale. Des observations de voyageurs, des opportunités de la vie puis des compétences de scientifiques, chimistes et industriels, ont permis cette évolution.
Le tannage des peaux, pourquoi et comment ?
Pour répondre, voici, en premier lieu, une des définitions “le tannage a pour objet de transformer une peau en cuir ; c’est-à-dire en un corps nouveau imputrescible composé de tanin combiné à la matière animale, d’une manière indissoluble” (dictionnaire Encyclopédique et Biographique de l’Industrie et des Arts Industriels – E.O. Mami 1888).A l’époque de la préhistoire, les humains n’avaient que peu de choix pour se protéger du froid, autrement qu’en se revêtant de la peau des animaux qu’ils avaient tués pour se nourrir. Pour conserver ce vêtement, mais vraisemblablement aussi l’odeur, la méthode était rudimentaire et encore employée, en 1888, par les Baskirs (Russie). Elle consistait à présenter les peaux au-dessus d’un foyer …
Successivement le traitement se “modernisa” en utilisant du lait aigri, de l’urine, puis le tanin naturel et enfin chimique. Il va de soi que les travaux, totalement manuels à l’époque où les peaux restaient bien plus d’une année en baignant dans une solution tannante contenue dans des fosses enterrées, se sont progressivement industrialisés, grâce à la chimie et à l’utilisation de machines, de plus en plus robotisées.
Maintenant, pour tanner, il s’agit plus de jours, que de mois et d’années …
Je suis curieux de connaître quelles sont les techniques modernes ayant évolué aussi considérablement pour obtenir un même produit ; peut-être cependant, en évitant de comparer la qualité du cuir à travers les époques.
Une anecdote va expliquer l’origine de ces tannâtes qui seront trouvés à profusion dans la nature …
Au préalable, en voici une définition. Le tannin, ou acide tannique est un corps solide incolore ou très légèrement jaunâtre, inodore, incristallisable, d’une saveur très astringente, très soluble dans l’eau, moins dans l’alcool et l’éther.
L’évêque Bartholomé De Las Casas, qui parcourait toutes les régions d’Amérique du Sud au cours du XVIème siècle, s’émerveilla de la qualité des “cuirs fins” produits au Mexique. Le botaniste suédois Olav Rudbeck remarqua une étrange transformation de la peau brute utilisée par les gardiens de troupeaux de la Vallée Del Casa. Les lanières de leurs lassos prenaient un vert noir, restaient flexibles et résistantes aux déchirures. Pour cela, il suffisait de les enrouler pendant “un certain temps” autour de buissons nommés Lapachos Negros (Biguoniacé). Des jésuites, également d’Amérique du Sud, découvrirent des plantes contenant des substances tannantes : par exemple l’écorce de Persea, de Quebracho …
Le tannage préindustriel était lancé. Nous étions déjà bien loin du feu de bois. J’allais cependant oublier de rappeler le “tannage” aux excréments de chien, tout particulièrement usité en Turquie. C’est ainsi que ces “bons Toutous”, bien que propageant, entre autres, la terrible maladie de la rage, étaient très protégés !
Encore un effort d’observation. Cette fois, le progrès est décisif pour le tannage industriel.
En effet, fortuitement vers 1880, encore en Amérique, un fabricant de corset, Auguste Schultz, remarqua que les baleines en fer rouillaient à cause des balconnets confectionnés en peau. Ancien teinturier, il s’ingénia à tremper les peaux dans une solution de bichromate, puis dans une autre peu acidifiée. Ce progrès décisif ouvrait le principe du tannage au chrome, moins “écologique”. Le cuir devenait le produit par excellence, pour chausser civils et militaires, équiper la cavalerie puis, procurer des produits de luxe pour le voyage, fabriquer les trousses d’écolier et les serviettes des hommes d’affaires, garnir l’intérieur des autos… Les immenses hangars réservés au stockage des écorces de chêne, autre produit tannant, se vidèrent au profit de magasins abritant des fûts de produits chimiques …
C’est le moment de vous livrer quelques termes du vocabulaire technique professionnel, sans vous “tanner” et importuner le lecteur avec trop de définitions.
François 1er, qui fut un grand “développeur” de la tannerie, n’est plus présent pour apporter sa clairvoyance économique et industrielle... C’est lui qui avait mis en place les premiers artisans tanneurs, à Coulommiers (77), en “déplaçant” des spécialistes installés dans la ville de Troyes (10). Pourrions-nous comparer leur opiniâtreté à l’énergie des navigateurs aux siècles précédents et maintenant aux pilotes d’essais, astronautes, aéronautes !
Nous pouvons comparer leur opiniâtreté à celle des navigateurs aux siècles précédents et pourquoi pas aux pilotes d’essais, astronautes, aéronautes de maintenant !
Celui que je souhaite présenter est fils de quincaillier. Marié en 1847 à Paris, avec une fille de tanneur, de Coulommiers, Mademoiselle Bertrand ; il devient tanneur … A cette époque, dans cette profession de la tannerie, les accidents de travail sont nombreux et graves. Il va développer une mini sécurité sociale, avant l’heure, pour indemniser les malades et accidentés. Le cuir Français, celui de “ses usines”, doit être connu à l’étranger. II faut absolument continuer à rassembler les artisans dans des usines qu’il fonde, dans la lignée des Henry et Bertrand, puis communiquer. Cette industrie sera, pendant un grand moment, le seul support économique local… Il ira ainsi exposer dans les Expositions Universelles de Vienne (1873), Philadelphie (1876), Paris (1878), Melbourne (1880) ... Il sera membre des Jurys dédiés à l’attribution des récompenses, Amsterdam (1883), Anvers (1885), Barcelone (1888), Paris (1889). II sera élu Vice Président du Syndicat Général de l’Industrie des Cuirs et Peaux et décoré dans les Ordres de la Légion d’Honneur, du Nicham, du Cambodge. Heureusement, son fils, Lucien, après un stage aux USA, sur le tannage moderne, va gérer les entreprises, pendant les longues absences …
Cela ne l’empêchera pas d’être élu Conseiller d’arrondissement, Sous-préfet intérimaire, Conseiller Général, Maire.
Laissez-moi vous conter une anecdote actuellement inconcevable, avec internet, le portable, le GPS … Il a été fâché avec un ami qui lui reprochait de se moquer de lui, en faisant croire qu’il parlait, par “ce fil” à un client situé à l’autre bout de la ville …
Vous avez déjà compris que, sans diminuer mon admiration pour le courage de mes autres Parents, je suis très fier d’évoquer une portion de vie de mon arrière Grand Père, Léon Clavé. (1824-1896). Il se faisait appeler Clavé Bertrand, (Même dans des documents officiels et parfois corrigés par la suite) en hommage à son épouse qui lui avait permis d’entrer dans cette vie intense. N’est-ce pas, une marque de “Progrès”! Je possède, entre autres, sa carte d’entrée au salon de Philadelphie.
Je trouve souhaitable de situer chronologiquement cette période, par quelques évènements, parmi des milliers, afin de rappeler l’environnement culturel, technique et politique de Léon Clavé, au cours de sa vie. (Sources diverses)
Je ne m’autorise pas à prolonger ce texte sur le traitement en perdition du "gros cuir" pour ne pas trop personnaliser “L’évolution du tannage”. Cependant, je dois mentionner que pour essayer de sauver localement la profession en mettant à profit la mode des cuirs exotiques, mon père, Jean Clavé, s’est attaché à tanner les peaux de serpents, lézards, crocodiles… ainsi que celles de rats et taupes d’Amérique pour la confection de manteaux pour les dames.
Le fougueux Grand Morin apportait sa force motrice. Il n’est maintenant, dans ce secteur, qu’un cours d’eau encombré de détritus et d’îlots plantés d’arbustes sauvages et de roseaux. J’ai peine à le voir si écologiquement transformé …
L’ordonnance d’août 1669, (Eaux et Forêts), renouvelée au cours des siècles, est oubliée ! Je termine, non sur un échec et un regret, mais sur l’espoir incorrigible de jours meilleurs pour certaines industries salutaires qui pourraient, en grande partie, disparaître …
Actuellement, l’importation l’emporte largement sur l’exportation des cuirs tannés par une vingtaine d’usines françaises encore en service.
Sans l’esprit d’une nostalgie obtuse, j’estime que les qualités de courage et d’abnégation de ceux qui écharnaient, enfournaient les peaux dans les foulons (Tonneaux), dans un environnement chaud, humide et mal odorant, ou dans l’entrelacement de courroies de transmission de l’énergie aux machines, ne peuvent être oubliés dans nos mémoires.
Lexique des termes de tannerie et traitement du cuir
Pierre Robert Clavé
Secrétaire général adjoint
La tribune du progrès : N°53 Juillet - août - septembre 2014